Le vin naturel est-il devenu (trop) mainstream ? Débat du 13/05/2023 à Sous les pavés la vigne Paris
Avec Alice Feiring (autrice, journaliste), Sophie Nézet (caviste), et Jean-Hugues Bretin (co-créateur de l’application Raisin).
Interprète : Anne Zunino
Débat animé par Antonin Iommi-Amunategui
En 2023, c’est un fait : le vin naturel est partout. Chez les cavistes, indépendants ou non, en grande distribution, mais aussi dans les podcasts, à la radio, au cinéma… Ce qui n’était il y a 10 ou 15 ans qu’un phénomène minoritaire pour initiés a atteint le grand public.
Que disent cette exposition et cette visibilité du marché de ce vin en France et dans le monde ? Au-delà de cette représentation qui est peut-être biaisée, quels sont les vrais chiffres de sa consommation ? Quels impacts peuvent avoir ce type de viticulture et de vinification, voire cette culture du milieu « nature », sur la totalité de la filière et sur la société ?
Et surtout : peut-on encore parler de vin naturel quand il est produit à grande échelle et qu’il devient un argument marketing parmi d’autres ?
Le salon « Sous les pavés la vigne » à Paris a réuni le samedi 13 mai 2023 trois spécialistes et figures de ce milieu : Alice Feiring, autrice et journaliste américaine pionnière de la mouvance naturelle, contradictrice historique de Robert Parker, dont le dernier livre, « Si vous voulez tomber amoureux, buvez ceci » vient de paraître aux éditions Nouriturfu ; Sophie Nézet, caviste au Ravitailleur (Paris XIIe), quotidiennement au contact des anciens et nouveaux consommateurs de vin naturel, et Jean-Hugues Bretin, co-créateur de l’application Raisin qui recense depuis 2016 domaines natures et établissements qui vendent ces vins.
Montage, musique du générique, photos, résumé : Laurent Le Coustumer pour RadioVino
Diffusion : Mai 2023
Antonin Iommi-Amunategui
L’application Raisin recense domaines qui font du vin naturel et établissements qui en vendent. Que nous enseignent ces données chiffrées ? Est-ce que cela a évolué depuis 7 ans ?
Jean-Hugues Bretin
Raisin se base sur la charte de l’AVN (première version) pour déterminer si une vigneronne ou un vigneron peut être référencé par l’application. Des établissements (bars, caves, restaurants) sont également ajoutés en fonction du pourcentage de vins naturels qu’ils proposent. À la création de l’application en 2016, environ 800 vigneron·nes étaient listés. En 2023, ce nombre est de 2800. La vague de domaines qui vont vers le vin naturel se voit maintenant. L’hiver 2022, l’équipe a traité chaque mois 50 nouvelles demandes, ce qui est sans précédent.
Sur les 2800 domaines, en mai 2023 1357 sont en France et 610 en Italie.
Je pense que ce nombre couvre 80% des exploitations qui font du vin naturel — on peut estimer donc le nombre total de vigneronnes et vignerons natures dans le monde à 3500 environ, trois fois plus qu’en 2016.
Évidemment cela reste minoritaire : il y a 75000 exploitations viticoles en France, la part du vin naturel est donc de 1,81%.
Sophie Nézet
Le Ravitailleur est un cave du le XIIe arrondissement à Paris, qui n’est pas dans l’hypercentre, a une clientèle assez traditionnelle, mais on voit arriver une nouvelle clientèle, qui demande du vin naturel. Outre les déjà convaincus, qui ne feront pas marche arrière, il y a des curieux, qui en ont entendu parler, ce qui a ses avantages et ses inconvénients — il faut parfois les convaincre que LA fois où ils ont bu un vin naturel qui leur a déplu n’est pas représentative de tout ce qui se fait.
Antonin Iommi-Amunategui
Alice, constates-tu des changements majeurs dans l’évolution du vin naturel ces 10 dernières années ?
Alice Feiring
Déjà, on peut dire le vin naturel est devenu mainstream, pour la simple raison qu’il commence à y avoir des imitateurs, qui copient des styles un peu barrés, les pet nat, les vins non filtrés, les étiquettes rigolotes, et font des vins « glou-glou ». C’est un processus naturel de n’importe quel phénomène qui se popularise : on le réduit à des caractéristiques caricaturales. Dans les supermarchés, chez Trader Joe’s par exemple [chaîne de magasins type Franprix] on commence à trouver un rayon avec des faux « Vins naturels ».
Un autre indice est la tenue le week-end prochain d’un salon des vins naturels à Amman, en Jordanie. Je pense que d’une certaine manière le vin naturel va pouvoir amener la paix sur Terre [rires].
Antonin Iommi-Amunategui
La récupération par la grande distribution et les grands producteurs est nette. Gérard Bertrand, par exemple, qui possède 950 ha de vignes dans le sud de la France, organise le 17 mai une table ronde sur « L’avenir de la 4e couleur du vin », le vin orange, au Plazza Athénée. Il a compris qu’il y avait une niche commerciale avec le vin orange et s’est engouffré dedans. Ça n’est pas négatif à tous points de vue, mais dans son cas il s’agit d’abord d’une démarche commerciale, et de production en énorme quantité.
Il y a donc une fraude au vin naturel, ce qui n’est pas forcément le cas de GB (ses raisins sont bio, non levurés, peu sulfités…), mais certains n’ont pas de scrupules. Peut-on dire que ça se répand ?
Alice Feiring
Oui, cela infiltre le milieu du vin. Certains grands domaines conventionnels, notamment en Italie, ont une cuvée nature, qu’ils mettent évidemment en avant.
Mais dans le milieu même du vin naturel, il y a de moins en moins de défauts, mais de plus en plus de filtration, et les vins sont très fades. Si l’on ne se concentre que sur la question des sulfites, il suffit effectivement de filtrer fortement le vin pour pouvoir s’en passer.
Antonin Iommi-Amunategui
Le goût du vin naturel s’est-il lui-même démocratisé, ces vins sont-ils plus lisses qu’avant ?
Sophie Nézet
La question est complexe, il y a plein de vins natures qui ne sentent pas forcément la ferme. Mais j’ai choisi de vendre des vins natures, pas de vins lissés. Cela dit, depuis 10 ans, la vinification nature s’est améliorée et est probablement plus maîtrisée.
Antonin Iommi-Amunategui
Le vin naturel peut-il garder toute son authenticité s’il n’est plus rebelle, s’il n’est plus à marge ?
Jean-Hugues Bretin
Nos modes de consommation, à nous qui vivons dans ce milieu-là, sont complètement marginaux. Il y a moins de 2% des domaines qui produisent ces vins-là, on se doute que ce que boivent les gens n’a rien à voir avec ce qu’on boit nous. Mais je pense que ce mouvement ne réussira à garder son identité que s’il garde cette dimension artisanale. Et le danger vient autant de l’extérieur que de l’intérieur. Gérard Bertrand fait du volume, mais il fait autre chose. Je suis aussi gêné par un industriel qui essaie de faire du vin naturel que par un domaine qui s’étend, fait du négoce, produit des litres et des litres et atteint une dimension qui pour moi ne correspond plus à la philosophie initiale du vin naturel.
À Raisin, on voit des domaines qui explosent ; qu’est-ce qu’on en fait ? À partir de quel moment considère-t-on que ça n’est plus un artisan, mais que c’est devenu une usine ? On réfléchit à un seuil qui nous permettra de trancher cette question. La ligne, c’est une question d’échelle, en nombre de bouteilles et en surface.
Sophie Nézet
C’était un milieu underground, un peu punk, il n’a pas vraiment changé, mais tout autour il y a du factice. Si on perd le côté artisanal, on perd l’essence du vin nature.
Alice Feiring
Le monde entier ne va pas se mettre à boire du vin naturel, parce que la plupart des gens s’en foutent du vin, ils veulent juste boire. Le vin naturel est définitivement mainstream ; dans toutes les boutiques qui se considèrent de qualité, il y a ou il y aura un rayon « vin naturel ».
Et l’impact du vin naturel sur le reste du monde du vin est profond. Ça a relancé des régions qu’on n’aurait jamais connues ; la Géorgie, le Japon… Des grandes régions historiques comme la Bourgogne ont adopté des conduites de viticulture et de vinification qui se rapprochent de celles du vin naturel : moins de sulfites, de filtration…
Si on parle de la chose la plus mainstream possible, le Concours du meilleur sommelier de France, le vin naturel en est totalement absent. Mais ils y pensent ; on m’a demandé de faire une masterclass sur le vin naturel pour les participants. Et dans la demi-finale il y avait deux vins naturels à déguster. Je pense qu’il y en aura plus dans les prochaines éditions, et que les professionnels ne pourront plus faire l’impasse dessus.
Il y a un autre problème : le prix. Le vin naturel devrait être pour tout le monde ; il n’est en fait accessible qu’à des privilégiés, car il est très cher.
Antonin Iommi-Amunategui
Où est-ce qu’on en sera avec le vin naturel dans 5 ans ?
Jean-Hugues Bretin
Ce que j’espère c’est que les acteurs de ce mouvement restent unis, et que les valeurs restent les mêmes : vins à échelle humaine, vendus en circuit court, créant de l’emploi… Il y a toutes les réponses dans le vin naturel aux crises que l’on traverse, économiques, climatiques. Les exploitations font 6,8 ha en moyenne, font vivre des familles entières, vendent surtout en direct à des commerces de proximité qui maintiennent une activité économique dans les centre-villes, sont respectueux du consommateur et de l’environnement… Donc il ne faut pas que ça reste confidentiel, pour des CSP++, ça n’est pas le projet, qui est de changer la viticulture.
Pour moi s’il y a une victoire du vin naturel, c’est celle de l’influence. Il n’y a jamais autant de livres, de documentaires, d’articles sur le vin naturel. La victoire est réelle en termes d’influence sur le monde du vin.
Sophie Nézet
Le monde du vin conventionnel s’ouvre sous l’influence du vin naturel. Les appellations s’ouvrent à des nouveaux cépages, commencent à permettre plus de liberté. Mais effectivement il y a encore des choses à améliorer.
Alice Feiring
J’espère d’abord que dans 5 ans on aura trouvé une solution au goût de souris [rires]. Je pense par ailleurs qu’on en finira avec les vins qui ne sont que « glou-glou », faciles à boire, pour aller vers des vins avec plus de matière et de tannins. Les buveurs de vins glou-glou vont apprendre progressivement, et les vignerons pourront leur offrir des vins plus complexes.
Le vin naturel est peut-être une mode, mais c’est une mode qui ne disparaîtra pas. Il faut juste qu’elle mûrisse.
À un événement pour le lancement de mon livre en Caroline du nord, il y avait près de 150 personnes, presque toutes de plus de 70 ans. Je pensais que je ne vendrais aucun livre. J’ai tout vendu. J’ai demandé à certaines personnes pourquoi elles avaient acheté le livre ; elles m’ont dit que c’était parce que leurs enfants boivent du vin naturel et qu’elles voulaient comprendre de quoi il retournait. C’est un cercle vertueux : les parents apprennent de leurs enfants, et ça ne disparaîtra pas.
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